Chapitre 19
Faon se débarrassa aussi vite que possible de ses incontournables travaux de ferme le lendemain matin. La traite des vaches lui incomba. Après, pleine de vigueur, elle agita un bâton pour envoyer les vaches déconcertées dans le pré à un trot inhabituellement rapide. Pour des raisons pratiques, la règle selon laquelle les futurs mariés ne pouvaient pas se voir avant la cérémonie fut repoussée à après le petit déjeuner, lorsque la tante Rose Prébleu arriva pour aider la mère de Faon à préparer la maison et la nourriture, ainsi que les plus proches cousines et amies de Faon, Cavale Prébleu et Gingembre Cordier, qui, elles, se chargèrent de l'aider à se pomponner.
En premier lieu, il y eut le bain. Les femmes allèrent au puits, et les hommes furent envoyés au fleuve. Faon s'inquiétait de laisser Dag à la merci de son père, de Flèche et de Brin pour une entreprise aussi délicate, mais au moins les jumeaux, assignés à une longue liste de tâches difficiles, ne les rejoindraient pas avant de les avoir accomplies. Cavale et Gingembre l'entraînèrent alors qu'elle criait encore des ordres stricts aux hommes descendant la colline, leur rappelant de ne pas laisser Dag mouiller son éclisse. S'ensuivit une demi-heure où elles se lavèrent en faisant les folles près du puits, nues, trempées, savonneuses. La mère de Faon avait sorti son meilleur savon parfumé pour l'occasion. Une fois de retour dans sa chambre avec Gingembre et Cavale qui s'attaquèrent à ses cheveux, Faon entendit avec soulagement les pas et les voix des hommes par la porte fermée de la pièce à tisser, et Dag donner calmement des instructions à Brin.
Cavale et Gingembre firent de leur mieux, Faon leur répétant de façon assez vague ce que Reela lui avait dit, pour imiter les tresses de mariage des Marcheurs du Lac, même si elle avait tristement conscience que ses cheveux étaient trop bouclés et indisciplinés pour coopérer comme le faisaient certainement les longues mèches des Marcheurs du Lac. Le résultat fut honorable, néanmoins, ses cheveux tirés en nattes épaisses et nettes partant de ses tempes pour se rejoindre au sommet du crâne, d'où ils tombaient librement à leur façon turbulente. Dans le petit miroir à main, tenu à bout de bras, Faon se trouva étonnamment raffinée et adulte, et elle cilla devant tant de singularité. Le frère de Gingembre était allé jusqu'à l'Etang-Miroir le matin même, à six kilomètres de là en remontant le fleuve, pour trouver les fleurs que Faon lui avait demandées : trois nénuphars blancs pas trop froissés, que Gingembre attacha dans le nœud de cheveux au sommet du crâne de Faon.
— Maman a dit qu'elle aurait pu te donner toutes les roses que tu voulais, fit remarquer Cavale en penchant la tête pour observer le résultat.
— Les nénuphars font plus Marcheur du Lac. Dag les aimera. Le pauvre n'a ni famille ni amis ici, et il doit tout emprunter à des fermiers. Je sais qu'il regrette de n'avoir pu faire venir ses cadeaux de mariage avant la cérémonie. Ils sont censés être offerts avant, je crois.
— Maman se demandait si les femmes de son propre peuple refusaient de l'épouser à cause de sa main mutilée, dit Cavale.
Faon, choisissant d'ignorer la remarque qui la visait de façon sous-jacente, se contenta de répondre :
— Je ne pense pas. Beaucoup de patrouilleurs sont blessés, au fil du temps. D'ailleurs, il est veuf.
— Mon frère raconte que les jumeaux lui ont dit que son cheval parle le langage humain avec lui quand ils sont seuls, rapporta Gingembre.
— S'ils sont seuls, comment peuvent-ils le savoir? demanda Faon d'un air méprisant.
— Bonne remarque, concéda à contrecœur Gingembre après avoir réfléchi un instant.
— Et puis, on parle des jumeaux.
— Seconde bonne remarque, admit Cavale, avant d'ajouter avec regret : Alors j'imagine qu'ils ont aussi inventé cette histoire selon laquelle il aurait réparé par magie une coupe en verre qu'ils avaient cassée ?
— Euh... non. Celle-là est vraie, dit Faon. Maman l'a rangée à l'étage aujourd'hui pour qu'elle ne risque pas d'être cassée à nouveau.
Un silence pensif suivit ces paroles, tandis que Cavale passait les mains dans les boucles de son amie pour les faire gonfler et repoussait les mains de Faon qui essayaient de les lisser.
— Il est si grand, reprit Gingembre d'un ton spéculatif nouveau, et tu es si petite. On dirait qu'il pourrait t'écraser plus facilement qu'un insecte. Sans compter que ses deux bras sont blessés. Comment allez-vous vous débrouiller, ce soir?
— Dag est très inventif, dit fermement Faon.
Cavale lui planta un doigt entre les côtes et gloussa.
— Comment tu le sais, hein ?
Gingembre ricana.
— Voici quelqu'un qui a déjà eu un échantillon de la chose, à mon avis. Qu'est-ce que vous avez fait, tous les deux sur la route pendant un mois ?
Faon rejeta la tête en arrière et renifla.
— Ce ne sont pas vos affaires.
Mais elle ne put s'empêcher d'ajouter d'un air suffisant, quelques secondes plus tard :
— Tout ce que je peux dire, c'est que les fermiers sont loin de lui arriver à la semelle !
Ce qui lui valut des sifflements, rapidement étouffés lorsque Futée entra dans la pièce.
Gingembre installa une chaise à côté du banc de Faon et Futée posa le tissu dans lequel elle avait enroulé les cordelettes tressées. Elle venait de donner la sienne à Dag, ainsi que son autre cadeau surprise.
— Est-ce que sa chemise de mariage lui a plu ? demanda Faon, un peu triste parce qu'elle ne pouvait pas lui demander : Comment lui allait-elle?
— Oh oui, ma chérie, il était très content. Emu, même, je dirais. Il a dit qu'il n'avait jamais rien eu d'aussi beau dans sa vie, et que c'était incroyable que nous ayons réussi à la faire aussi vite et en secret. Il a ajouté qu'il était rassuré, cependant, parce que ça expliquait la séance de mesures d'hier, qui l'avait de toute évidence un peu inquiété.
Elle déroula le tissu. La cordelette sombre était enroulée sur ses genoux, les perles d'or solides et resplendissantes tout au bout.
— Où porte-t-il son bracelet? Où devrais-je porter le mien?
— Il dit que la plupart des gens droitiers le portent au poignet gauche. Sinon, de l'autre côté, évidemment. Il a mis le sien autour de son bras gauche, au-dessus de la prothèse, pour l'instant. Il dit qu'au moment de l'union, il s'assoira en face de toi, et que je pourrai vous entrelacer sans trop de difficulté.
— Très bien, acquiesça Faon d'un air dubitatif, en essayant de se le représenter.
Elle tendit le bras gauche et laissa Futée enrouler plusieurs fois la cordelette autour de son poignet comme un bracelet, nouant provisoirement les deux extrémités. Les perles pendaient joliment, et Faon tourna la main pour les faire rebondir sur sa peau. Selon Dag, une petite partie de son être le plus secret reposait à l'intérieur, avec son sang. Et elle ne pouvait que le croire sur parole.
Il fut ensuite temps de s'habiller, avec sa jolie robe en coton vert, lavée et repassée avec soin pour l'occasion. Son autre belle robe était en laine chaude pour l'hiver. Dag se souviendrait de cette robe qu'il lui avait si doucement et hâtivement enlevée lors de cette nuit à Forgeverre, déballant Faon comme un cadeau - mais c'était un secret entre eux deux. Elle espérait que cette vision lui réchaufferait le cœur. Gingembre et Cavale lui enfilèrent la robe par-dessus de la tête avec précaution pour ne pas la décoiffer ni écraser les nénuphars.
Quelqu'un frappa à la porte et n'attendit pas la permission pour entrer: Brin, qui regarda Faon en clignant des yeux. Il ouvrit la bouche comme pour lancer l'une de ses piques habituelles, puis sembla changer d'avis et sourit, mal à l'aise.
— Dag demande ce qu'il doit faire de ses armes? récita-t-il, se révélant comme un porteur de message. Apparemment, il veut toutes les porter. Toutes à la fois. Il dit que c'est pour montrer ce qu'un patrouilleur apporte à la tente de son épouse. Flèche dit que personne ne porte d'armes lors d'un mariage, que ça ne se fait pas. Papa dit qu'il ne sait pas ce qu'il faut faire. Alors Dag a dit: «demandons à Etincelle, et je ferai comme elle voudra».
Faon faillit répondre : Oui, c'est aussi son mariage, il devrait pouvoir respecter certaines coutumes de son peuple, mais préféra demander plus prudemment:
— De combien d'armes est-il question, au juste ?
— Eh bien, il y a ce gros coutelas qu'il appelle son couteau de guerre, pour commencer. Ensuite il y a celui qu'il glisse dans sa botte, et un autre qu'il attache parfois à sa cuisse. Ce qu'il veut faire de trois couteaux alors qu'il n'a qu'une main, je n'en ai pas idée. Ensuite il y a ce drôle d'arc, et le carquois de flèches, dans lequel il y a également de petites lames. Il a semblé un peu déçu de ne pas avoir d'épée avec lui - apparemment, il en a hérité une de son père au camp, ainsi que d'une lance pour combattre à dos de cheval, qu'il n'a pas avec lui non plus, dieu merci.
Cavale et Gingembre grimacèrent en écoutant ce catalogue interminable.
Brin, signifiant d'un hochement de tête qu'il était d'accord avec elles, conclut.
— Il cliquetterait en marchant. On ne voudrait pas que le patrouilleur tombe la tête la première dans l'eau en allant à son mariage, d'après moi. (Il haussa les sourcils avec un horrible enthousiasme.) Vous pensez qu'il a déjà tué quelqu'un avec cet arsenal ? Je suppose que oui, à un moment ou un autre. Il a une collection de cicatrices qui porte à réfléchir, à ce que j'ai vu quand nous nous sommes lavés. Même si je suppose qu'il a eu tout le temps de les accumuler.
Vous pensez qu'il est nerveux à propos du mariage ? demanda-t-il après un moment de réflexion. Il ne le montre pas, mais avec lui, comment savoir?
Avec Brin comme assistant, c'était un miracle que Dag n'ait pas encore perdu la tête, pensa Faon avec amertume.
— Dis-lui... (La langue de Faon hésitait entre oui et non, se souvenant de ce qu'elle avait vu Dag faire avec ces armes.) Dis-lui de ne prendre que le couteau de guerre. (Au cas où il fût vraiment nerveux et que les armes fussent un moyen de réconfort.) Dis-lui qu'il représentera toutes les autres armes, d'accord? Nous savons ce qu'il en est vraiment.
— D'accord.
Brin ne sortit pas immédiatement, mais resta là à se gratter la tête.
— Est-ce que la chemise lui va bien ? demanda Faon.
— Oh, oui, je crois.
— Tu crois ? Tu n'as pas regardé ? Argh ! Inutile de te demander ça à toi, je suppose.
— Elle lui a plu. Il n'arrêtait pas de la tâter avec le bout de ses doigts qui dépassent de ses bandages, en tout cas, comme s'il aimait son toucher. Mais ce que je veux qu'on m'explique, c'est... tu sais, j'ai dû l'aider à boutonner et à déboutonner son pantalon. Comment diable a-t-il pu se débrouiller pour faire ça ces dernières semaines ? Car je ne l'ai jamais vu se balader avec ses boutons défaits. Et il a beau être un sorcier, il a bien fallu qu'il fasse le nécessaire à un moment...
— Brin, dit Faon, va-t'en.
Gingembre et Cavale, méditant ces paroles, virent Faon rougir et se mirent à glousser comme des bouilloires à vapeur.
— Parce que, s'entêta Brin, qui ne saisissait jamais la moindre allusion, je sais que ce n'était ni moi, ni Flèche, ni papa, et ça ne pouvait pas être les jumeaux, qui n'ont jamais sympathisé avec lui. J'imagine que ça aurait pu être Futée, mais vraiment, je crois que ça devait être toi, et comment - Oh !
Sa phrase se termina en cri car Futée l'avait fermement et judicieusement frappé sur les genoux avec sa canne.
— Brin, si tu ne te trouves pas quelque chose à faire, moi je vais t'en trouver, lui dit-elle. Ne va pas embarrasser le patrouilleur de Faon avec toutes tes suppositions ou tu auras affaire à moi, et moi je serai encore là demain.
Brin, enfin découragé, sortit.
— Je lui dirai seulement le couteau, alors, fit-il d'une voix conciliante.
Faon entendit le bruit des sabots et des chariots grinçants remontant le chemin, dehors, et des cris de bienvenue à l'arrivée des invités. C'était très étrange de rester tranquillement dans cette pièce, à attendre, plutôt que de s'agiter dehors.
Sa mère entra en s'essuyant les mains dans un torchon.
— Berger Semeur et sa femme viennent d'arriver. Ils étaient les derniers. Le soleil est aussi proche de midi qu'il peut l'être. Nous pouvons commencer à tout moment.
— Est-ce que Dag est prêt ? Est-ce qu'il va bien ?
— Il est propre, et bien habillé. Il a l'air très calme et au-dessus de tout ça, sauf qu'il a demandé deux fois à Brin de mettre sa main en bois à la place du crochet puis de remettre le crochet.
Faon réfléchit.
— Qu'est-ce qu'il a choisi, finalement?
— Le crochet, la dernière fois que je l'ai vu.
— Hum.
Cela signifiait-il qu'il était plus détendu, pour être vu ainsi par des inconnus, ou alors, au contraire, qu'il voulait avoir l'outil le plus utile et une arme à disposition, au cas où ?
— Enfin, ce sera bientôt terminé. Je ne voulais pas lui faire subir une telle épreuve lorsque j'ai accepté de m'arrêter là.
Trille fit un signe de tête aux cousines de Faon.
— Les filles, laissez-nous une minute.
Futée se leva, obtempérant.
— Venez, les petites, laissez la future mariée avec sa maman.
Elle conduisit les assistantes de Faon dans sa pièce à tisser et referma doucement la porte derrière elles.
— Dans quelques minutes, tu seras une femme mariée, dit Trille d'une voix qui oscillait entre l'anxiété et la perplexité. Plus vite que je ne m'y attendais. Enfin, je n'aurais jamais imaginé quelque chose comme ça. Nous avons toujours voulu bien faire, pour ton mariage. Tout ça est si rapide. Nous avons fait plus de préparatifs pour Flèche.
Troublée par la culpabilité, Trille fronça les sourcils.
— Je suis contente que ça se passe comme ça, la rassura Faon. Je suis déjà assez nerveuse.
— Tu es sûre de toi, Faon ?
— Aujourd'hui, non. Demain est un autre jour.
— Futée a gardé tes secrets. Mais tu sais, si tu veux changer d'avis, nous pouvons tout arrêter maintenant. Quels que soient les soucis que tu penses avoir, nous pouvons nous débrouiller d'une façon ou d'une autre.
— Maman, nous avons déjà parlé de ça. Deux fois. Je ne suis pas enceinte. Vraiment, sincèrement.
— Il y a d'autres genres d'ennuis.
— Pour les filles, c'est le seul dont les gens semblent se soucier, soupira Faon. Alors combien de personnes dehors pensent que je suis dans le pétrin, pour que tu viennes m'en parler?
— Quelques-unes, admit sa mère.
Tout un tas, je parie.
— Eh bien, le temps leur donnera tort, grommela Faon. Et j'espère que tu leur feras ravaler leurs mots à ce moment-là, car je ne serai plus là pour le faire.
Sa mère passa derrière elle et tripota ses cheveux, qui n'en avaient aucunement besoin.
— J'admets que Dag a l'air d'un brave type, non, je dirais même plus, d'un homme bien, mais sa famille ? Même lui ne se porte pas garant de l'accueil que tu vas recevoir. Et s'ils te traitent mal ?
Je me sentirais comme à la maison. Faon ravala cette réponse avant qu'elle lui échappe.
— Je me débrouillerai. Je m'en suis sortie avec des bandits, des hommes de vase et même un spectre. Je m'en tirerai aussi avec sa famille.
Tant que ce n'est pas la mienne.
— Est-ce bien raisonnable?
— Si les gens étaient raisonnables, se marieraient-ils jamais?
— Je suppose que non, grommela sa mère, avant d'ajouter d'une voix plus basse: mais si tu t'engages sur une route dont tu ne vois pas le bout, il y a des chances que tu trouves des choses obscures en chemin.
Faon faillit défendre son choix pour la centième fois, mais elle répondit simplement, en se levant :
— C'est vrai. Mais c'est ma route. Notre route. Je ne peux pas rester immobile sans étouffer. Je suis prête. (Elle embrassa sa mère sur la joue.) Allons-y.
Sa mère poussa un dernier soupir maternel auquel on ne pouvait rien objecter, mais elle suivit Faon. Futée, Gingembre et Cavale les rejoignirent à leur passage. Trille fit rapidement le tour de la cuisine, posa finalement le torchon, lissa sa robe et entra la première dans le parloir.
La pièce était bondée, les invités débordaient dans le couloir. Il y avait là le frère du père de Faon, oncle Faucon Prébleu, tante Rose et leur fils, l'oncle et la tante Cordier et leurs deux plus jeunes fils, dont le fournisseur de nénuphars. Se trouvaient aussi là Berger Semeur et sa femme enjouée qui était toujours partante pour un repas gratuit, Flèche, Trèfle et la famille de cette dernière, les jumeaux, qui se tenaient inexplicablement bien, de même que Brin et son père.
Et Dag, une tête au-dessus de tout le monde, mais néanmoins très entouré. La chemise blanche lui allait bien. Les femmes n'avaient pas eu assez de temps pour des smocks ou de la broderie, mais Futée et tante Cordier avaient trouvé du passepoil vert sombre pour rehausser le col, les manchettes et la double patte. Les manches étaient assez généreuses pour passer par-dessus son éclisse et sa prothèse, de l 'autre côté, et des boutons étaient prévus pour resserrer les manchettes plus tard. Il était resté suffisamment d'attaches en coquillage pour faire l'affaire. Faon lui avait enlevé son écharpe la veille assez longtemps pour la laver et la repasser, si bien qu'elle n'avait pas l'air trop sale, même si elle était de plus en plus abîmée. Son pantalon brun clair avait également été lavé de force la veille, et laissait voir moins de vieilles taches et de reprises que d'habitude. Son fourreau de couteau usé, accroché sur sa hanche gauche, semblait tant faire partie de lui qu'on le remarquait à peine malgré sa taille impressionnante.
Quelques applaudissements spontanés éclatèrent à l'arrivée de Faon, ce qui la fit rougir. Dag ne regardait qu'elle, et tout eut alors à nouveau un sens. Elle alla se placer à côté de lui. Son bras droit se tordit dans son écharpe, comme s'il voulait désespérément lui prendre la main mais en était incapable. Faon se débrouilla pour glisser son pied et sa hanche de façon à le toucher et à créer une pression rassurante. L'impression de tension dans la pièce, chacun essayant de faire comme si tout cela était normal pour faire plaisir à Faon, lui fit presque désirer qu'ils reviennent à leur attitude habituelle, détendus et blessants, mais pas complètement.
Berger Semeur s'avança, sourit, s'éclaircit la gorge et attira l'attention de tous avec quelques mots bien rodés. Au grand soulagement de Faon, après un coup d'œil à Dag, il laissa de côté ses blagues de mariage habituelles que, de toute façon, tout le monde avait entendues assez souvent pour pouvoir les réciter eux-mêmes. Il lut ensuite le contrat de mariage. L'ancienne génération écouta avec attention, hochant la tête, haussant les sourcils ou échangeant un regard de-ci de-là. Dag, Faon, ses parents, les trois couples adultes et Flèche et Trèfle le signèrent ; Futée fit sa marque, et Berger signa et scella le tout.
Puis le père Prébleu apporta le livre de famille et l'ouvrit sur la table, et on répéta le même exercice. Dag regarda curieusement par-dessus l'épaule de Faon alors qu'elle revenait un peu en arrière dans les entrées de naissances, de décès, de mariages et d'échanges de terre, d'acquisitions ou d'héritages pour désigner sa propre date de naissance et, quelques pages plus tôt, le mariage de ses parents, avec les noms et les marques contresignées des témoins - dont plusieurs étaient morts depuis longtemps, et quelques-uns étaient présents dans cette même pièce, pour s'acquitter de la même tâche.
Puis Dag et Faon répétèrent après Berger les promesses de mariage. Cette question avait soulevé un petit débat la veille, Dag répugnant à prononcer ces mots, tous ces serments de fermiers de planter et de labourer, de récolter la saison venue, puisqu'il ne ferait jamais aucune de ces choses - et, s'il devait dire la stricte vérité, ce devait bien être lors de ses vœux de mariage. Quant à protéger les terres pour ses enfants, il avait dit qu'il avait fait ça toute sa vie pour les enfants de tout le monde. Mais Futée lui avait expliqué que ces déclarations étaient une manière poétique de parler d'un couple prenant soin l'un de l'autre, faisant des enfants et vieillissant ensemble, et il s'était calmé immédiatement. Les mots avaient effectivement une résonance étrange dans sa bouche, ici, dans ce parloir bondé et surchauffé, mais sa voix profonde et prudente leur donnait tant de poids qu'on aurait dit qu'ils auraient pu être utilisés pour ancrer un navire en pleine tempête. Ils semblaient s'attarder dans les airs, et tous les adultes mariés paraissaient plongés dans une étrange introspection, comme si entendre ces paroles les renvoyait à leurs propres souvenirs. La voix de Faon sonna faible et bourrue à ses propres oreilles en comparaison, comme si elle n'était qu'une petite fille idiote jouant à l'adulte et ne convainquant personne.
À ce moment-là de la cérémonie habituelle, les mariés se seraient embrassés et tout le monde serait passé à table, mais il était temps d'effectuer l'union des liens, ce dont les invités avaient été prévenus en des termes banals choisis avec soin. Quelque chose pour faire plaisir au patrouilleur de Faon et, au cas où cela semblerait trop inquiétant, Futée s'en chargera. Le père de Faon installa une chaise au milieu de la pièce et Dag s'y assit en le remerciant d'un signe de tête. Faon retroussa la manche gauche de Dag. Elle se demanda ce qui lui passait par la tête pour qu'il choisisse d'exposer sa prothèse à la vue de tous. Le bracelet sombre aux lueurs cuivrées apparut, encerclant son biceps, celui de Faon ayant été visible tout le temps.
Son père escorta ensuite Futée jusqu'à la chaise, elle tâtonna et trouva les bracelets, le bras et le poignet. Elle défit les nœuds et prit les deux cordelettes dans ses mains, les enroulant l'une autour de l'autre, murmurant des bénédictions de sa propre invention. Puis elle lia leurs deux bras ensemble d'un huit des cordelettes réunies, et les attacha avec un nœud simple. Elle posa la main dessus et récita:
« Côte à côte ou éloignés,
Qu'entremêlés ces deux cœurs
Marchent ensemble. »
C'étaient les mots que Dag lui avait demandé de prononcer. Ils rappelèrent désagréablement à Faon ceux inscrits sur le couteau en fémur de Kauneo, qu'il avait porté si longtemps, réservé à son propre cœur. Peut-être que l'inscription pyrogravée était censée rappeler cette prière de mariage, ou cet enchantement.
Les mots, les bracelets, les deux cœurs consentants : tout cela devait être présent pour qu'un mariage soit valide... non aux yeux des Marcheurs du Lac, mais à leur InnéSens, cette perception subtile, invisible et puissante. Faon se demanda comment les gens faisaient passer leur consentement dans l'essence des liens. Alors qu'elle y réfléchissait intensément, elle se fit l'impression d'une petite fille de cinq ans souhaitant de tout cœur avoir un poney, les yeux plissés dans un vain effort, car un enfant n'avait pas d'autre moyen d'influencer le monde.
Pour faire, nul besoin de souhaiter.
Elle ferait alors son mariage, heure après heure et jour après jour, de ses propres mains, et laisserait ses vœux aller leur chemin.
Dag avait la tête relevée, comme s'il écoutait quelque chose que Faon ne pouvait entendre, puis il baissa les paupières, l'air satisfait, et sourit. Avec quelque difficulté, il leva le bras droit et posa les doigts derrière le nœud, rassemblant une perle dorée de chaque bracelet. A son signe de tête, Faon prit l'autre paire. Ensemble, ils défirent le nœud, et Faon les laissa se séparer l'un de l'autre. Elle attacha ensuite le sien au bras de Dag, et Dag, avec l'aide de Futée - ou plutôt Futée, gênée par Dag -, attacha le sien au poignet de Faon, cette fois avec des nœuds plats. Dag releva le regard sur elle, et dans ses yeux se lisaient joie, terreur et triomphe, et juste une pointe de jubilation impie et sauvage, qui rappela à Faon l'expression démente de son visage après qu'ils avaient tué l'être malfaisant. Il appuya son front contre celui de Faon.
— C'est bien. C'est fait, murmura-t-il.
De la magie des essences de Marcheur du Lac de la plus profonde espèce. Effectuée sous les yeux de vingt personnes. Et aucun d'entre eux n'avait rien vu. Qu'avons-nous fait?
Toujours assis, Dag glissa son bras autour d'elle et l'attira à lui pour un baiser en bonne et due forme, même si Faon trouva perturbant de baisser la tête vers lui plutôt que de la lever. Avec un grand effort, ils se séparèrent avant que leur baiser s'éternise de façon inconvenante. Elle se dit qu'il s'était retenu à grand-peine de la prendre sur ses genoux et de la déshabiller juste là. Il lui devait bien une véritable étreinte, depuis le temps. Plus tard, lui promirent ses yeux brillants.
Ensuite, il fut temps d'aller manger.
Les garçons avaient installé des tables à tréteaux dans la cour ouest sous les arbres, si bien qu'il y avait des places assises pour tout le monde. Une table entière était consacrée à la nourriture et aux boissons, que les invités encerclèrent et attaquèrent comme des faucons plongeant en piqué sur une proie, emportant des assiettes pleines à ras bord à d'autres tables. Les femmes allaient et venaient dans la cuisine à la recherche de choses oubliées ou demandées à la dernière minute. Avec seulement quatre familles plus les Semeur, c'était littéralement un mariage tranquille, sans musique ni danse, et, par chance, sans bambins risquant de tomber dans le puits ou des arbres ou du grenier de l'étable, requérant la surveillance inquiète, ou affolée, de leurs parents.
Les gens mangeaient, buvaient, mangeaient, parlaient et mangeaient. Lorsque Faon traîna Dag et son assiette au buffet pour la troisième fois, il se pencha vers elle et murmura craintivement :
— Combien dois-je encore manger pour n'offenser aucune de ces femmes formidables qui font désormais partie de ma famille ?
— Voyons, il y a la tourte à la crème et au miel de tante Cordier, le gâteau aux noix et au beurre de tante Prébleu, les barres aux noix d'érable de maman, et mes tourtes aux pommes.
— Tout ça?
— Dans l'idéal. Ou alors tu peux juste en choisir une et laisser les autres s'offenser.
Dag sembla cogiter un instant.
— Flanque-moi une grosse part de tourte aux pommes, alors, décida-t-il gravement.
— J'aime les hommes qui savent où ils mettent les pieds, dit Faon en lui servant une portion généreuse.
— Oui, tant que je peux encore les voir.
Elle sourit d'un air narquois.
— Cette fossette me mènera à ma perte, gémit-il plaintivement.
— Jamais, dit-elle fermement, et elle le ramena à leurs sièges.
Elle s'échappa peu de temps après dans sa chambre pour se changer, enfiler son pantalon de cavalière, ses chaussures et une chemise plus résistante. Elle laissa tout de même les nénuphars dans ses cheveux. Lorsqu'elle revint dans la pièce à tisser de Futée, Dag se releva devant ses sacoches soigneusement rangées.
— A toi de dire quand, Etincelle.
— Maintenant, répondit-elle avec ferveur, pendant qu'ils en sont encore aux desserts. Ils seront moins enclins à nous suivre.
— Car incapables de bouger ? Je commence à comprendre ton astucieux plan.
Il sourit et partit chercher Brin et Flèche pour l'aider avec les chevaux.
Elle les retrouva sur le chemin au sud de la maison, où Dag observait attentivement ses nouveaux beaux-frères en train d'attacher les harnachements assortis.
— Je ne pense pas qu'ils te joueront d'autres tours, lui chuchota-t-elle.
— S'ils étaient des Marcheurs du Lac, les mauvais coups pleuvraient en ce moment. Humour de patrouilleur. Parfois, les gens sont autorisés à survivre après le mariage...
Faon fit une grimace ironique, avant d'ajouter pensivement:
— Est-ce que ça te manque ?
— Pas cette partie-là, dit-il en secouant la tête.
Malgré les efforts des cuisinières, les proches se levèrent de table pour les regarder partir. Trèfle, avec un regard aux dépendances s'élevant à côté de la maison, souhaita bonne chance à Faon. Sa mère la serra dans ses bras et pleura, son père l'étreignit, l'air sombre, et Futée l'embrassa simplement. Cavale et Gingembre leur lancèrent des pétales de rose, dont la plupart manquèrent leur cible. Tête de Cuivre sembla brièvement tenté de se rebiffer, par habitude, évidemment, mais Dag lui lança un regard mauvais. Il changea d'avis et se tint tranquille.
— Je déteste vous voir partir sans rien, renifla Trille.
Faon regarda ses sacoches bourrées et tous les baluchons supplémentaires, remplis en majeure partie de nourriture emballée, attachés autour de la patiente Grâce. Faon avait à peine réussi à décliner l'offre pressante d'attacher un panier. Dag, prétextant les sautes d'humeur de Tête de Cuivre, s'en était mieux sorti pour refuser les provisions et les présents de dernière minute. Après une brève lutte contre sa propre langue, Faon répondit simplement :
— Nous nous débrouillerons, maman.
Puis son père l'aida à monter sur le dos de Grâce, et Dag, enroulant ses rênes autour de son crochet, grimpa sur le grand Tête de Cuivre en un seul mouvement coulé, malgré son bras en écharpe.
— Prends soin d'elle, patrouilleur, dit Surel d'une voix bourrue.
— J'y compte bien, monsieur, affirma Dag en hochant la tête.
Futée agrippa le genou de Faon.
— Prends soin de lui aussi, ma chérie. A la façon dont ce garçon tombe en pièces, ce sera peut-être la tâche la plus délicate.
Faon se baissa vers l'oreille de sa tante.
— J'y compte bien.
Et ils partirent sous une pluie d'au revoir, mais seulement d'au revoir. L'après-midi était beau et chaud, et seulement à moitié entamé. Ils seraient bien loin de Bleu-Ouest à l'heure de camper, le soir venu. La ferme s'éloigna alors qu'ils descendaient le chemin, et fut bientôt cachée par les arbres.
— Nous avons réussi, dit Faon, soulagée. Nous sommes repartis. Pendant un moment, j'ai cru que je n'y arriverais jamais.
— Je t'avais bien dit que je ne t'abandonnerais pas, observa Dag, les yeux d'un or plus vif que les perles de leurs bracelets de mariage.
Faon se retourna sur sa selle pour jeter un dernier regard au sommet de la colline.
— Tu n'étais pas obligé d'aller jusque-là.
— Non, c'est vrai. (Ses yeux se plissèrent.) Penses-y, Etincelle.
De leur tentative de s'embrasser depuis deux chevaux de taille et d'allure différentes résulta une sorte de figure maladroite, mais l'intention était là. Ils firent tourner leurs montures sur la route du fleuve.
Ça n'avait rien à voir avec la première fois qu'elle était partie de chez elle. Elle s'était alors sauvée en secret, dans la nuit, seule, effrayée, en colère, à pied, ses maigres possessions dans une fine couverture roulée sur son dos. Même la direction était opposée : vers le sud, alors qu'aujourd'hui elle partait vers le nord.
Ces deux voyages n'avaient qu'un point commun. Tous deux lui donnaient l'impression d'un saut dans l'inconnu le plus absolu.
FIN TOME 1